CHAPITRE VI
LA PLANTE FANTASTIQUE
Le 22 juillet 1992, Paul Dumaine était en train de lire une revue de biologie, sur la terrasse de sa maison familiale, « Les Crèches », située non loin de Reims.
Il était rentré d’Amérique depuis plus d’un an, assez découragé, car l’expédition vers la planète Mars, à la préparation de laquelle il avait collaboré, avait échoué. Non pas en raison de la déficience du matériel, mais parce que les quatre cosmonautes n’avaient pas pu supporter les conditions physiques d’un tel voyage. Ils avaient dû faire demi-tour après quinze jours de voyage, et l’un d’entre eux était mort…
« Le problème du transport est résolu, pensait-il souvent. C’est nous, les biologistes, qui n’avons pas su encore doter l’homme des moyens de s’adapter à d’effrayantes contraintes corporelles et mentales… La conquête de l’espace sera difficile… Il faut encore chercher, chercher sans cesse… »
Mais ce jour-là, il pensait à tout autre chose et ne lisait que d’un œil distrait la revue qu’il avait entre les mains. Il regardait souvent sa montre. Il était quatre heures de l’après-midi. Il attendait Samuel Hicky, son collègue américain, qui depuis une semaine partageait ses vacances. Samuel n’avait fait le voyage que pour prendre, lui aussi, un peu de repos.
Ils faisaient de longues promenades à pied. Ils allaient à la pêche ou à la chasse. L’Américain trouvait du charme au paysage ingrat qui les environnait. Ils étaient en pleine Champagne Pouilleuse.
Paul Dumaine, au cours de leurs longues conversations, avait fini par lui confier ce qui faisait le tourment de sa vie : son incurable amour pour Nathalie, la mère d’un enfant vert.
— Pourquoi ne vas-tu pas la voir ? lui avait dit Samuel l’avant-veille. Plusieurs années se sont encore écoulées depuis ta dernière visite. Ses sentiments ont pu changer…
Il avait secoué la tête.
— Non, je ne crois pas… Je n’ose pas y aller… Je ne veux pas y aller… Je pense que c’est préférable… Mais j’aimerais avoir de ses nouvelles… J’aimerais savoir où en sont les enfants…
— Veux-tu que j’aille faire un tour jusque chez elle ?… Me renseigner dans le voisinage ?… Si même je me présentais de ta part, crois-tu qu’elle me recevrait ?
— Oh ! je suis sûr que oui… Je lui ai souvent parlé de toi… Dis-lui que tu aimerais voir son fils, et la fille de son amie… Et si elle se montre aimable, essaie d’en savoir un peu plus long sur ses propres pensées…
— D’accord… J’irai demain… Au retour, je passerai par Paris… J’y coucherai peut-être, car j’ai deux ou trois personnes à y voir. Je reviendrai après-demain au début de l’après-midi.
Paul Dumaine attendait maintenant le retour de son ami et s’impatientait de plus en plus.
Il entendit une voiture qui entrait dans la cour et s’y précipita. Samuel souriait, de son éternel sourire d’homme aux allures nonchalantes, mais son visage demeurait indéchiffrable.
— Alors ? s’écria son collègue avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle. Dis-moi immédiatement l’essentiel.
L’Américain secoua lentement la tête.
— Pas bon, fit-il. Et tu as raison. Il vaut mieux que tu subisses immédiatement le choc. Tu t’y attendais, d’ailleurs. Et je vois bien que si tu es triste, tu n’as du moins pas de surprise.
— Non… J’y suis habitué… Alors, tu l’as vue ?
— Naturellement. Je les ai vues toutes les deux. Deux femmes superbes, qui ont un charme étonnant… Mais elles sont possédées par une idée fixe dont rien au monde, je pense, ne pourrait les détourner. La présence auprès d’elles de leurs enfants y est sans doute pour beaucoup… Elles m’ont tout l’air de les adorer comme on adore des idoles. Et cela ne me surprend pas.
— Les enfants, tu les as vus ?
— Oui… Extraordinaires. J’ai passé plus d’une heure avec eux… Ils ont maintenant trois précepteurs, qui commencent à leur enseigner toutes sortes de choses difficiles, et qui sont fascinés eux aussi. Le petit garçon m’a posé des questions étonnantes sur la biologie. Et il a tout juste neuf ans…
— Nathalie a été aimable avec toi ?
— Très… C’est pourquoi j’ai pu aborder avec elle les sujets délicats. Je ne lui ai pas caché que j’étais au courant… Mais je lui ai dit que si j’étais venu la voir, c’était à cause des enfants, et en ma qualité de biologiste. Elle m’a dit qu’elle avait pour toi beaucoup d’amitié. Elle m’a dit que sa porte te restait toujours ouverte. C’est à ce moment-là que j’ai eu une lueur d’espoir pour toi, et que je l’ai questionnée d’une façon un peu plus poussée. Mais ses réponses ne m’ont pas laissé le moindre doute… Je suis désolé, mon vieux, de ne te ramener qu’une nouvelle aussi négative…
Paul Dumaine resta un long moment muet. Samuel Hicky lui posa la main sur l’épaule.
— Et maintenant, ami, il faut te changer les idées. Veux-tu que nous allions dîner à Reims ? Boire un peu de champagne ? Ou préfères-tu une petite partie de chasse ? Tirer quelques lapins ?
— Je ne préfère rien du tout… Le seul remède qui me réussisse, c’est le travail…
— Je comprends ta peine… Je comprends que cette jeune femme te hante… Mais tu ne vas pas traîner toute ta vie ce tourment… Il faudra bien qu’un jour tu consentes à te laisser appliquer le traitement que j’ai pratiquement mis au point, et dont je t’ai souvent parlé sans savoir que toi-même tu en aurais besoin.
— Oui… Peut-être… Ce serait évidemment pour moi la meilleure solution…
— En attendant, parlons d’autres choses. Et allons à la chasse. Viens…
*
* *
Ils avaient marché pendant trois heures, à travers la Champagne Pouilleuse, tantôt à travers les maigres bois de pins, tantôt sur une lande crayeuse.
Il faisait chaud, mais le temps était gris, orageux.
Paul Dumaine avait tué cinq lapins, qui gonflaient son carnier. Samuel Hicky était, lui, très maladroit dans le maniement d’un fusil. Il en avait tiré une quinzaine, n’en avait tué qu’un.
— Et encore, dit-il, je ne l’ai pas fait exprès.
Ils s’arrêtèrent dans une auberge pour y boire de la bière. Puis ils reprirent le chemin de la maison, car l’heure du dîner approchait.
— Le ciel est vraiment extraordinaire ce soir, dit Paul. Regarde ces nuages qui se bousculent dans les feux du soleil couchant. Une partie de l’horizon est encore violemment éclairée, et celle d’à côté est déjà presque dans les ténèbres. Il va certainement faire un orage cette nuit. Peut-être même avant. Je crois que nous ferions bien de nous hâter si nous ne voulons pas être trempés.
Ils avaient encore un bon bout de chemin à parcourir, mais ils étaient de robustes marcheurs.
Le paysage sévère, sous l’étrange et mobile éclairage que lui prodiguait un ciel tourmenté, prenait une beauté âpre à laquelle les deux hommes étaient sensibles, Paul parce que c’était sa région natale, Samuel parce qu’il aimait ce genre de site.
L’orage semblait tantôt s’éloigner, tantôt se rapprocher.
Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres des « Crèches » – une propriété isolée, sur un monticule – lorsque Samuel Hicky s’arrêta net.
— Qu’est-ce que c’est que cette plante bizarre que je ne connais pas ? demanda-t-il à son ami.
De son index maigre, il montrait un petit arbuste de soixante à soixante-dix centimètres de hauteur, qui avait une tige blanche, d’où partaient des ramures également blanches et couvertes de feuilles qui n’avaient pas toutes la même couleur. Il y en avait en fait de toutes les teintes : des bleues, des jaunes, des rouges, des roses, des mauves, des grises, ce qui donnait à cette plante un aspect bariolé et bizarre.
— Je n’ai jamais vu un végétal pareil, dit Paul Dumaine.
— Tu n’en as jamais vu ? Toi qui connais bien la région…
— Je t’assure que je ne sais pas ce que c’est… J’ai pourtant fait pas mal de botanique… Je ne vois pas du tout ce que ça peut être… Il est vrai que je n’ai pas la prétention de connaître tous les végétaux… La botanique est un domaine si vaste… Ce n’est pas, en tout cas, une plante de la région… Ni même une plante européenne… Quelque semence égarée, peut-être…
Tout en parlant, il s’était approché de l’arbuste. Il le toucha.
— C’est curieux, dit-il… On dirait que ces feuilles sont électrisées.
— Electrisées ? Tu veux rire…
— Touche toi-même.
Samuel toucha. Il fit presque un bond en arrière.
— C’est vrai. Ça picote le bout des doigts. Comme quand on touche un fil où passe un faible courant. À moins que ce ne soit une plante vénéneuse dont le contact provoque le même effet…
— Je ne crois pas… Les sensations causées par l’électricité sont très caractéristiques…
— En tout cas, nous ferions bien de ne pas trop tripoter cet arbuste sans mettre des gants. Et nous n’en avons pas sur nous.
De grosses gouttes se mirent à tomber du ciel, et en quelques secondes, ce fut une cataracte.
— Filons, s’écria Paul Dumaine. Nous reviendrons voir ça demain.
Ils étaient trempés quand ils arrivèrent à la maison, où Françoise, la cuisinière, et son mari Joseph, qui était à la fois jardinier et valet de chambre, les attendaient sur le seuil.
— Eh ! bien, leur dit Françoise, vous avez pris une belle saucée. Allez vite vous changer…
Tandis que Joseph les débarrassait de leurs carniers et de leurs fusils, Paul lui demanda :
— Joseph, vous qui connaissez bien les plantes, avez-vous jamais vu un arbuste qui ait des feuilles de toutes les couleurs ?
— Ah ! pour ça, ma foi non, Monsieur…
— Je m’en doutais… Mais filons nous changer.
— Après quoi, dit Samuel, je serai tout disposé à boire une bouteille de champagne en attendant le dîner. Ça te fera du bien, Paul. Et si tu es d’accord, nous en boirons une autre en mangeant. Ne t’ai-je pas dit quand je suis arrivé ici que j’allais te vider ta cave ?
Pendant le repas, le biologiste américain s’efforça d’égayer son collègue. Il était plein d’humour, et sa verve parvint à dérider Paul. Après quoi ils firent une partie de billard. Puis ils bavardèrent longuement, comme ils le faisaient chaque soir. Pas une seule fois il ne fut question de la visite que Hicky avait faite dans la forêt de Fontainebleau. Mais ils parlèrent de la plante bizarre qu’ils avaient vue en revenant de la chasse. Ils passèrent même dans la bibliothèque pour y examiner des livres de botanique, sans rien y trouver qui les éclairât.
Il était tard quand ils allèrent se coucher. La pluie avait cessé. Mais l’orage grondait toujours dans les lointains. Et des éclairs continuaient à zébrer le ciel.
En serrant la main de son ami, devant la chambre que celui-ci occupait, Paul Dumaine lui demanda :
— Quand penses-tu avoir mis tout à fait au point ce traitement dont tu m’as parlé ?
— Oh ! je considère qu’il l’est déjà pratiquement. J’ai même procédé, avant de quitter l’Amérique, à deux essais sur des volontaires très pressés d’être délivrés de leur mal. Ils ont été concluants. Un oubli total de ce qui les tourmentait… Leur tourment, d’ailleurs de même nature que le tien, a été effacé en trois jours comme une tache de cambouis sur la carrosserie d’une voiture. Tu voudrais bien être comme eux…
— Oui… Oui, Samuel… Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire… Mais il faudra sans doute que j’aille en Amérique pour que tu puisses me traiter.
— Oh ! ce n’est pas nécessaire. On pourra arranger ça à Paris… Nous en reparlerons demain. Je parie que tu te sens déjà mieux à l’idée que ton…, disons ta hantise… va disparaître.
— Oui, Samuel. Beaucoup mieux.
— Alors, dors bien.
*
* *
Paul Dumaine s’endormit assez vite. Plus vite qu’il ne l’aurait pensé, car son esprit – après les dernières paroles qu’il avait échangées avec son collègue – s’était calmé, et il avait envisagé son propre avenir avec un peu plus de quiétude.
Il dormait d’un sommeil profond et paisible lorsqu’il fut réveillé, un peu avant l’aube, par un bruit violent, fait de grondements et de craquements.
Il crut tout d’abord que l’orage était revenu, que le vent soufflait avec force, que le tonnerre roulait dans le ciel.
Mais ce qu’il entendait avait quelque chose de singulier, d’anormal, de très différent du bruit que fait une tempête. Cela ressemblait un peu à une chevauchée, et aussi au crépitement de ronces que l’on fait brûler, et aussi, mais multiplié par cent, à du papier que l’on froisse.
Il se leva et alla ouvrir sa fenêtre. Pas le moindre orage. Le ciel était maintenant pur et criblé d’étoiles.
Il se demanda alors s’il ne s’agissait pas d’un incendie. S’il n’y avait pas une grange en feu dans la ferme voisine, de l’autre côté de la maison. Mais cette supposition lui parut aussitôt stupide. Il ne sentait pas la moindre fumée, ne voyait pas la moindre lueur.
Le bruit étrange ne faisait qu’augmenter de volume, devenait assourdissant. Paul fut alors saisi d’un vague effroi et alla réveiller Samuel.
Ils se vêtirent en hâte. Le jour commençait à poindre quand ils sortirent de la maison. Ils firent le tour de celle-ci et furent frappés de stupeur quand ils débouchèrent du côté qui donnait sur la lande.
À moins de cent mètres d’où ils étaient, dans les brumes de l’aube, se dressait, ils ne savaient quoi de fantastique et de gesticulant.
Cela pouvait avoir une vingtaine de mètres de hauteur et une quarantaine de large. Et cela bougeait. Et c’était de là que venait le bruit formidable. On eût dit que des lianes claquaient dans l’air, que l’air sifflait autour de cette chose énorme et incompréhensible. Et le bruit dépassait celui de la plus violente tempête.
Pendant plusieurs minutes, frappés de stupeur, ils contemplèrent ce spectacle. Le jardinier Joseph et sa femme, réveillés eux aussi par ce tumulte, étaient venus les rejoindre. Les occupants de la ferme qui faisait partie de la propriété – un ménage et ses deux fils – apparurent eux aussi, affolés.
— Ça alors ! répétait Joseph. Ça alors…
Ils se demandaient tous de quoi il pouvait bien s’agir.
— Je vais aller voir ça de plus près, dit Samuel, en criant à tue-tête pour se faire entendre.
— Non, Monsieur, s’écria Françoise. N’y allez pas… Ça va peut-être exploser… Nous ferions mieux de fuir…
— Va plutôt chercher tes jumelles, lui dit Paul.
L’Américain courut vers la maison et en revint un instant plus tard. La lumière du jour naissant commençait à envahir la campagne. La brume se dissipait un peu.
Samuel regarda. Puis, il s’exclama :
— C’est inouï… Tu te rappelles, Paul, cet arbuste bizarre que nous avons examiné hier ?
— Oui… Et alors ?
— C’est lui qui est en train de pousser à une vitesse fantastique, et avec un bruit d’ouragan…
— Ce n’est pas possible ! hurla Paul.
— C’est pourtant ce que je vois, hurla Samuel. Des tiges poussent dans tous les sens, vers le haut, sur les côtés, en fouettant l’air, à une vitesse folle… Et sur ces tiges éclatent des feuilles… Des feuilles de toutes les couleurs, comme celles que nous avons vues hier soir… Sans jumelle, on ne peut pas se rendre compte… Tiens, regarde toi-même…
Paul Dumaine regarda.
— Tu as raison, dit-il. C’est prodigieux… C’est effrayant.
— Je crois tout de même que nous pouvons approcher un peu…
Ils s’avancèrent prudemment vers la gigantesque plante qui semblait gesticuler avec ses tiges déjà innombrables et qui se multipliaient sans cesse.
Ils s’arrêtèrent à une vingtaine de mètres. L’air frémissait autour de la plante.
— Ça sent l’ozone !
Samuel devait crier dans l’oreille de son compagnon pour se faire entendre.
— Oui ! hurla Paul à son tour. Il y a sûrement de fortes charges électriques dans l’air… Mais l’arbuste, hier soir, était déjà électrisé… Et regarde… Ces branches qui s’avancent vers nous… Elles poussent dans toutes les directions… Si ça continue, dans une heure ou deux, elles auront atteint les habitations.
Ils reculèrent en hâte…
— Il faut quitter immédiatement la maison et la ferme, décida Paul.
— Je vous l’avais bien dit ! cria Françoise. Paul Dumaine se précipita vers son téléphone pour alerter les autorités.
Le stupéfiant végétal avançait toujours.
*
* *
Quatre heures plus tard, les deux biologistes étaient dans une chambre d’hôtel, à Reims, devant un poste de radio.
Lorsqu’ils avaient quitté la propriété, n’emmenant que ce qu’ils avaient de plus précieux, les branches électrisées les plus proches des habitations n’étaient plus qu’à cinquante mètres de celles-ci.
Depuis une heure, la radio régionale parlait de cet étrange et inexplicable événement.
« Les autorités préfectorales viennent d’arriver sur les lieux, disait maintenent le speaker. Le spectacle est hallucinant… L’étrange végétal a déjà au moins soixante-dix mètres de hauteur, et il s’est étalé sur une soixantaine de mètres dans tous les sens. Il semble toutefois que sa croissance en direction de la propriété et de la maison du célèbre biologiste Paul Dumaine ait cessé…
» Les curieux commencent à affluer… De nombreuses voitures sont déjà stationnées non loin de là, et il en arrive d’autres par toutes les routes. Le bruit de l’arbre qui pousse est de plus en plus assourdissant. Même à cent mètres, on a du mal à se faire comprendre. On doit l’entendre de très loin.
» Un service d’ordre est en train de se mettre en place. Bien qu’il ne semble pas qu’il y ait un danger quelconque – sauf peut-être à proximité du végétal lui-même – on veut éviter les imprudences… Une seconde… On m’apporte de nouvelles informations… Oui… On me signale que le même étrange phénomène vient de se manifester en trois autres points de la Champagne Pouilleuse. Là aussi, des végétaux ahurissants sont en train de pousser à une cadence accélérée… Ils sont moins développés, et font moins de vacarme que celui dont je viens de vous parler… Mais il semble qu’on va assister au même processus accéléré… C’est tout pour le moment… D’ici à une demi-heure, nous pourrons certainement vous donner d’autres détails… »
Paul Dumaine et Samuel Hicky restaient perplexes.
— Je me demande, dit Paul, si cela n’a pas quelque rapport avec la formidable explosion d’une usine atomique qui s’est produite la semaine dernière dans les Ardennes et qui a fait tant de victimes… Les retombées ont dû être considérables. Plus importantes certainement qu’on ne nous l’a dit. Les communiqués officiels m’ont paru un peu embarrassés dans leur façon de vouloir être rassurants. Qui sait si une retombée un peu plus massive ne s’est pas produite sur la Champagne Pouilleuse ? Et si quelques plantes inoffensives ne sont pas devenues folles, si je peux m’exprimer ainsi ?…
— Ça me paraît difficile à avaler…
— Oui, à moi aussi, naturellement… Mais depuis quarante ans nous manipulons, et de plus en plus, des forces dont nous ne savons pas encore exactement quels effets elles peuvent produire dans certaines conditions. Si nous étions à Paris, je me serais renseigné auprès de quelques-uns de mes amis physiciens pour savoir quelle a été l’importance exacte de cette catastrophe des Ardennes…
Ils se turent pendant un instant. La radio, qu’ils avaient mise en sourdine, continuait à bourdonner.
— Je me demande plutôt, dit Samuel, si un de nos engins de l’espace n’a pas ramené quelque germe étrange, quelque fantastique semence… Nous savons mieux que quiconque quelles précautions sont prises pour stériliser ces engins, à leur retour comme à leur départ… Je pense surtout à ceux qui sont revenus de la planète Vénus il y a un mois, avec un monceau de renseignements… Vénus, tu ne l’ignores pas, est une planète où l’homme ne pourra jamais se poser. Précisément à cause de la radioactivité, qui y est terrible, et de la chaleur étouffante qui y règne. Mais nous savons par les photos et les films qu’ont ramenés les appareils, qu’une végétation géante, tumultueuse, s’y développe. N’oublie pas qu’au retour, un des engins, par suite d’une fausse manœuvre de téléguidage, s’est désintégré il y a trois semaines dans l’atmosphère, au-dessus de la Forêt Noire. Il a peut-être suffi que quelques spores encore vivantes, emportées par les vents, atteignent le sol…
Paul Dumaine resta un moment songeur.
— C’est évidemment possible, dit-il. Mais si ces plantes de cauchemar se mettent à proliférer, et s’il en sort un peu partout, ce sera vite une catastrophe…
*
* *
Cette même crainte, pendant les trois jours qui suivirent, fut partagée par bien des gens, et elle transpirait à travers les commentaires des informateurs.
Les deux biologistes avaient regagné Paris, mais restaient à l’affût des nouvelles.
D’autres arbustes à croissance rapide étaient apparus en d’autres points de la région… Ils semblaient être approximativement situés sur un cercle d’une douzaine de kilomètres de diamètre. On s’aperçut vite, dès le premier soir, que leurs ramures ne s’étendaient pas dans toutes les directions, comme elles l’avaient fait au début, mais tendaient à se rejoindre d’un végétal à un autre, comme s’il y avait eu entre eux une invincible attirance.
Dès le second jour, alors que quatre de ces plantes affolantes s’étaient déjà presque rejointes – et elles avaient à ce moment-là plus de cent mètres de hauteur – on se rendit compte qu’elles allaient finalement former une sorte de haie gigantesque, continue et infranchissable.
Il était impossible de les approcher pour tenter de les détruire. À une dizaine de mètres, on se heurtait à une sorte d’écran invisible, légèrement électrifié – mais pas au point d’être dangereux – qu’il était impossible de traverser, quelque moyen qu’on employât pour le faire.
Les gens qui vivaient dans le périmètre délimité par ces formidables et tumultueux végétaux s’étaient très vite affolés. Leur évacuation avait d’ailleurs été ordonnée dès le début de l’après-midi du second jour. Le service d’ordre avait fort à faire pour refouler les curieux venus de toutes parts et qui encombraient les routes.
Le troisième jour, vers la fin de l’après-midi, ces plantes envahissantes et effrayantes avaient fait leur jonction. Le bruit de tempête que provoquait sans nul doute leur croissance cessa brusquement. Elles formaient maintenant une muraille circulaire serrée, ininterrompue et bariolée de près de deux cents mètres de hauteur.
Pendant un moment, le silence parut plus oppressant encore que le bruit. Puis on eut une sensation de soulagement.
L’écran impénétrable, en avant de cette muraille, subsistait. Durant la nuit, on amena des moyens puissants pour tenter de le forcer… Mais vainement.
À l’aube, un avion survola la zone ainsi emprisonnée. Il transmit une curieuse nouvelle. Les ramures végétales s’étaient étendues au-dessus de cette zone et la recouvraient d’une sorte de dôme.
Les hommes de science qui étaient venus sur place en assez grand nombre demeuraient naturellement incapables de donner la moindre explication.
Les deux hypothèses qui revenaient le plus souvent étaient précisément celles qu’avaient formulées Paul et Samuel. Mais on préférait en général celle de ce dernier : l’hypothèse des spores ramenées de Vénus.
Un botaniste, qui avait survolé les lieux, déclara :
— On a l’impression d’être en présence d’une formation végétale unique. Sur certaines des photos aériennes prises au-dessus de Vénus par nos appareils sondeurs, on aperçoit de vastes concrétions, probablement végétales, qui ont la même forme, la même dimension, et qui sont sans doute de même nature. Il est donc possible, comme on l’a déjà suggéré, que ce soit un « arbre vénusien » qui ait poussé au milieu de la Champagne.
L’expression « arbre vénusien » fut reprise par de nombreux commentateurs. Plusieurs savants estimèrent que l’écran qui l’entourait était un moyen naturel de défense contre les autres végétaux.
Personne ne fit de rapprochement entre ce stupéfiant phénomène et les enfants verts, dont on ne parlait plus guère.
Le quatrième et le cinquième jour, l’« arbre vénusien » étant resté parfaitement tranquille, on commença à se rassurer. Mais on craignait qu’il n’en surgît d’autres ailleurs.
*
* *
Paul Dumaine et Samuel Hicky avaient maintenant des préoccupations bien différentes.
Paul était en train de suivre le traitement de son collègue, dans une clinique très bien outillée – surtout en matériel électronique – de la région parisienne.
Ce traitement était assez sévère. Il comportait chaque jour deux heures de sommeil hypnotique, puis trois heures de manipulations délicates, et pénibles, au moyen d’appareils complexes. Mais la douleur physique n’effrayait pas le biologiste, et c’est à peine s’il sourcillait quand parfois une vibration stridente lui traversait le cerveau.
Il sortit de ces épreuves guéri.
Il avait parfaitement gardé le souvenir de Nathalie. Mais il pensait à elle sans le moindre trouble émotionnel.
— Tu peux aller la voir sans crainte de rechute, lui dit son ami.
Il y alla le surlendemain.
La jeune femme le reçut avec son amabilité coutumière, une amabilité sous laquelle perçait toujours une grande réserve. Elle avait maintenant vingt-neuf ans, mais sa silhouette demeurait aussi fine, son visage aussi net que quand elle en avait vingt.
Paul Dumaine était souriant.
— Tu m’as l’air dans une meilleure condition morale qu’il y a quatre ans, lui dit-elle.
Il lui expliqua ce qu’il venait de faire.
Elle ouvrit de grands yeux étonnés, puis sourit elle aussi.
— J’en suis heureuse pour toi…
— Et sois sans crainte… Je pourrai te voir désormais aussi souvent que tu voudras me le permettre sans risquer un retour de ce mal délicieux et horrible dont tu étais involontairement responsable… Nous serons désormais ce que tu souhaitais que nous soyons : de bons amis… Et toi… Comment ça va ?
Elle eut un geste vague.
— Toujours la même chose…
— Je commence maintenant à te comprendre… Le mystère des enfants verts demeure aussi impénétrable… Mais j’ai maintenant une certitude… C’est que le père de ton fils est un homme remarquable… Probablement même un homme extraordinaire, dont j’aimerais faire un jour la connaissance.
— Merci, dit-elle presque à voix basse. Tes paroles me font plaisir.
— Comment vont les enfants ?
— Bien… Mais depuis quelques jours je les trouve un peu nerveux…
— Nerveux ? Ce n’est pas dans leurs habitudes…
— Non… Et c’est ce qui m’étonne… Oh ! je ne veux rien exagérer. C’est assez imperceptible. Mais Sylvie et moi nous les connaissons bien. Ils sont toujours aussi studieux, aussi gentils, aussi affectueux. Pourtant, nous avons l’impression que quelque chose les tracasse…
— Je peux les voir ?
— Bien sûr, tu peux les voir…
Le biologiste les vit, les trouva transformés – ils avaient maintenant un peu plus de neuf ans et en paraissaient douze ou treize. Il passa une heure avec eux, les interrogea, répondit à leurs questions. Leur intelligence, leur vivacité, leur charme l’émerveillèrent plus que jamais. Il ne les trouva pas particulièrement nerveux.
Quand il fut parti, Juste dit à sa mère :
— Ce monsieur est intéressant. Je voudrais bien qu’il revienne nous voir. Et Justine aussi.
— Tu l’as reconnu ?
— Oh ! oui… Il s’appelle Paul Dumaine. Il est biologiste. La dernière fois qu’il est venu ici, il y a quatre ans, il se préparait à partir pour l’Amérique…
— Et tu m’as même dit qu’il faisait aussi bien de partir… Pourquoi veux-tu maintenant qu’il revienne nous voir ?
L’enfant eut l’air de réfléchir et dit :
— Il a changé.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça, Juste ?
— Je ne sais pas… Une idée…
Elle le regarda longtemps, l’air songeur.
Chaque jour, elle découvrait dans son fils de nouvelles profondeurs, des mystères qu’elle n’osait même pas tenter de pénétrer.
*
* *
Le lendemain de sa visite à Nathalie, Paul Dumaine se rendit à sa propriété champenoise, qui avait été épargnée par « l’arbre vénusien ». L’étrange et fantastique muraille faite du haut en bas d’un feuillage épais, bizarre, bariolé et impénétrable se dressait à cinquante mètres de sa maison. Il la contempla avec une curiosité intense mêlée à un peu d’effroi.
Ce soir-là, il dîna chez des amis à Reims, et comme il était tard quand il quitta ses hôtes, plutôt que de regagner Paris, il coucha à l’hôtel.
Comment aurait-il pu savoir que, dans la chambre voisine de la sienne, dormait Jean Hornet ?